"Salut, je m'appelle
Frigue. Attention à la prononciation, je suis maniaque là dessus. Ce n'est pas
Frigue avec un "i" comme dans frigo, frigidaire etc. mais un
"i" anglais, ça s'écrit "i" mais ça se prononce comme le "aie"
de douleur, "aie"... D'ailleurs, c'est de ma douleur dont je voudrais
vous parler. Je suis géné, j'ai mal parce que je vois une jeune fille souffrir
à cause de moi. Ses parents m'ont acheté il y
5 ans. Quand je les ai vus dans le magasin, je me suis dit
"chouette, ils ont l'air cool, j'aimerais bien qu'ils me prennent"...
et ils m'ont pris. Les copains étaient jaloux, quant à Glaçon, il a même fondu
en larmes, j'aimais bien Glaçon...
Bref, en arrivant j'ai vu que
mes acheteurs avaient deux filles. La plus petite, je l'ai tout de suite bien
aimée, et elle m'aimait bien elle aussi, elle me rangeait toujours avec soin,
elle aimait me remplir de plein de bonnes choses pour préparer de bons plats.
Et puis un jour elle m'a vidé d'un coup, et là je suis tombé malade. C'est vrai
quoi, moi j'ai du mal à supporter. Elle me remplit avec plein de bouffe et elle
me vide en même pas deux jours. Et puis imaginez : avant tous mes compartiments
étaient occupés, celui des légumes, de la viande, des laitages, dans les surgelés, il y avait de tout. Et puis après, il n'y avait plus que les mêmes
aliments et en quantité énorme. Je m'suis pas bien rendu compte. J'en ai parlé
au placard en face de moi, et lui aussi m'a dit que la petite maîtresse avait
changé "ses us de rangement" (il aime bien employer des mots anciens
mon pote Plac'en bois).
Il m'a dit que depuis quelques
temps, elle ne lui donnait à garder que des gâteaux, du chocolat etc. Et vous
savez c'est quoi le plus triste pour lui? C'est qu'elle lui reprend très vite
et tout d'un coup comme pour moi... J'en suis malade. Et puis il faut que je
vous dise. Je suis un frigidaire avec un "design" particulier (là
aussi le "i" se dit comme aie, comme dans le cri de douleur,
décidément...) j'ai une glace teintée qui me recouvre. J'ai mal parce que je
vois qu'elle a mal quand elle voit son reflet dans ma glace, des fois elle
pleure, des fois elle me regarde avec rage, avec une haine destructrice, ou
ptet ben que c’est elle qu’elle regarde comme ça. J’sais pas trop, j’suis qu’un
frigo. Mais moi j’suis tombé malade à cause de ça ; j’aimerais bien la
revoir avec son sourire comme avant, quand elle m’ouvrait parce qu’elle avait
envie de se faire plaisir, et puis j’suis gentil et je faisais toujours
attention à bien conserver ce qu’elle me confiait. Y a un moment avant qu’elle
me vide d’un coup où elle a arrêté complètement de prendre ce que je gardais.
Oh elle me rangeait toujours bien, mais elle ne voulait plus manger ce que
j’avais dans mes compartiments à viande, à pomme de terre… Je comprends pas
bien pourquoi, elle me touchait plus, et puis pof, elle me lâchait plus. Au
début, j’étais content, elle venait tout de suite me voir dès qu’elle rentrait
à la maison, j’pensais qu’elle m’aimait bien (vous savez je suis un frigo
sentimental) mais j’ai bien vite compris que quelque chose clochait. Elle
passait des heures à me vider. Et ça me fatiguait moi, d’abord on me remplit
puis on me vide en une seule fois, j’veux bien que j’ai pas de ventre, mais
j’vous assure que même pour un frigo c’est indigeste… J’suis malade parce que je
suis triste. P’tet ben que j’ai fait quelque chose de pas bien, j’sais pas
trop.
Vous avez vu que j’ai changé de
temps en cours d’histoire, c’est Plac’en bois qui m’a dit que parfois employer
le présent fait plus d’impression, mais là il faut je replace ça dans le passé.
C’était dur pour moi de vivre ça mais là c’est dur parce qu’elle est partie.
J’étais malade, triste de la voir comme ça alors je me suis mis sur off, j’ai
arrêté de conserver ce qu’elle me donnait, j’ai somatisé quoi (vous dites ça
non ?) Le réparateur est venu mais elle, elle est partie. Ses parents ont
enlevé tout ce qu’elle me donnait à conserver, ils ont fait pareil pour Plac’en
bois, je les ai vu pleurer. J’suis triste de plus la voir. Par mon bac à
glaçons, j’ai une ouverture permanente à l’extérieur, c’est elle qui me permet
de tailler une bavette, de bavarder quoi, avec Plac’en bois, elle me permet
aussi d’entendre un peu ce qui s’passe dehors dans la cuisine, je joue un peu
les indics. J’ai entendu ses parents parler d’elle.
D’après ce que j’ai compris,
elle se réhabitue à manger un peu dans chaque compartiment, mais elle est
surveillée, on s’occupe d’elle.
Moi en tous les cas j’sais que
j’aimerais bien la voir revenir avec le même sourire qu’avant, la sentir
m’ouvrir avec calme et plaisir. Elle me manque la petite. J’ai bobo à mon cœur.
Plac’en bois se moque de moi « parce qu’ ça a un cœur un
frigo ? » qui m’dit ! Ça m’a vexé, j’ai mal. J’ai mal et puis
c’est tout. Je dois vous laisser, je crois que v’là quelqu’un.
Ah juste une dernière petite
chose, une p’tite question, vous croyez que ça a un cœur un placard vous ?
Peut-être que les placards ont un coeur, qui sait.
RépondreSupprimerSuperbe ton écrit ! Donner de l'amour autour de soit, c'est ce qu'il y a de mieux. Si nos proche, et nous mêmes nous ne le faisons pas, l'amitié et la confiance déperissent. Aimer est un cadeau à offrir. Que cette petite fille ouvre avec délicatesse ce frigo, il ressentira la joie, la paix et l'amour l'envahir. Il revivra !